Les campagnes de prévention jouent principalement sur le ressort de la prise de conscience et de la décision individuelle. Les spécialistes sont toutefois de plus en plus nombreux à voir dans les risques visés – les addictions, mais aussi les comportements alimentaires, la sédentarité – les symptômes ou les manifestations sous-jacentes de phénomènes de société.
Ainsi, on deviendrait dépendant à cause d’un contexte, d’un environnement, bref, des conditions de vie. Difficile, dès lors, de déconnecter prévention santé et prise en compte du risque collectif…
Force est de constater que les addictions sont un miroir de nos sociétés : on a vu se développer l’addiction aux médicaments et psychotropes, en particulier chez les personnes âgées, mais aussi chez les cadres, les cyberdépendances, l’addiction aux achats ou au sport, l’alcoolisme chez les jeunes avec le «binge drinking», l’addiction au jeu sur écran chez les adolescents… De toutes les pathologies, les addictions sont celles qui interrogent le plus nos modes de vie. La frontière entre ce qui relève des «mauvaises habitudes» et les véritables dépendances est difficile à tracer. Les addictions sont presque toujours des conduites relevant au départ de l’ordinaire, simplement déviées de leurs finalités initiales : boire, manger, jouer, acheter, travailler, se soigner, se transforment en alcoolisme, troubles de l’alimentation, addiction au jeu, dépendance aux médicaments, etc. Mais ce qui différencie le «trop boire» de l’alcoolisme, c’est une forme de polarisation: on ne peut plus se passer d’un produit ou d’un comportement, malgré leur effet sur sa santé ou sur sa vie sociale.
Un facteur social commun : le stress
Les chercheurs qui travaillent sur le sujet relient ces addictions à un phénomène de société et culturel : la permissivité, associée à la société d’abondance, produirait ces pathologies spécifiques. Une permissivité palpable : l’addiction est même érigée en phénomène de mode. Un parfum de luxe (Dior addict) s’y réfère et les magazines féminins sont à l’affût de tout objet susceptible de créer une nouvelle dépendance…
Bref, notre environnement rend possible ces addictions. La toxicomanie d’aujourd’hui a des origines sociologiques, idéologiques, politiques, économiques, psychiques, individuelles, mais aussi collectives : la cocaïne, drogue de la performance, s’est banalisée avec l’ère de l’individualisme, indique le rapport de l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies). La dissolution des liens sociaux, culturels, religieux ou civiques ouvre la voie à la permissivité et ramène l’individu à soi, à l’autodétermination, à la recherche.
Aujourd’hui, on exhorte l’individu à écouter ses envies, à refuser le mal-être, la souffrance, l’angoisse. Recherche de performance, de bonheur, de plaisir… il faut être relax, détendu. «Contrairement à l’image souvent véhiculée, les personnes devenues dépendantes ne sont pas des dépressifs, des faibles, des “loosers”. Ce sont à 80% des personnes au contraire hyperactives, hypersensibles et plus exigeantes : elles recherchent un peu plus que la moyenne des gens» explique le Dr William Lowenstein, psychiatre spécialiste des addictions.
«Il y a un facteur sur lequel tous les spécialistes s’accordent, c’est le stress. Le stress et la rencontre d’une substance qui peut nous apaiser.» Alcool, médicaments, cigarettes sont des moyens de se détendre autorisés ou tolérés. Ne parle-t-on pas de «pause cigarette»? Ne s’invite-t-on pas, dans notre pays viticole, à boire un petit verre pour sceller un lien social ? «Nous avons besoin de nous doper pour être champions au travail, chez nous et avec nos amis, et de trouver des dérivatifs pour supporter ce stress grandissant», analyse le Dr Lowenstein.
L’isolement ou la peur de l’isolement, les difficultés d’intégration, la précarisation, y compris dans les catégories socio-professionnelles aisées, les conditions de travail, sont autant d’éléments qui alimentent le stress. On s’accoutume à la consommation ou à une pratique qui joue le rôle de béquille et l’usage modifie notre cerveau, qui finit par sécréter ses propres «drogues» internes dans le corps : les dopamines et les endomorphines.
Des messages culpabilisants inaudibles
L’INPES estime qu’aujourd’hui, dans les pays développés, 40% de la mortalité prématurée (c’est-à-dire survenant avant 65 ans) serait imputable aux conduites individuelles, avec aux premiers rangs : le tabagisme, la nutrition et le manque d’exercice. Or l’accent mis
sur les comportements individuels est caractéristique d’une vision individualiste qui prône la responsabilisation des individus.
D’où le positionnement difficile des acteurs nationaux en termes de «responsabilisation», vécue comme le pendant du désengagement de l’État : à vous de vous prendre en main. Un discours d’autant plus inaudible que la politique de santé coupe l’herbe sous le pied de la prévention: comment prétendre prévenir les maladies quand on rend plus difficile l’accès aux soins ? quand les solutions offertes sont partielles ou hypocrites ? Certes, sortir d’une addiction implique l’individu, mais les campagnes nationales se heurtent à cette difficulté : s’adresser aux individus sans individualiser les questions de santé publique, en particulier celles liées aux comportements à risques, très imbriqués dans le tissu social et culturel. La question de l’alcoolisme par exemple relève d’une véritable hypocrisie : la publicité des marques tourne toujours autour des notions de bien-être, de plaisir, de satisfaction…
Même hypocrisie en nutrition: on nous exhorte à manger cinq fruits et légumes par jour tout en ne légiférant pas sérieusement sur les taux de pesticides, sur l’utilisation de toxique dans l’agroalimentaire, alimentation animale comprise ; tout en maintenant un flou de mauvais aloi autour des OGM. On pointe l’obésité sans traiter les questions liées à la précarité ; les addictions aux drogues et à l’alcool sans se saisir de celles liées à l’insertion sociale, au stress au travail. Il faudrait, en somme, mener de front une véritable prévention des risques collectifs.
Maladies de société
Aussi, les acteurs de la prévention au niveau national (l’INPES, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Haut Comité de Santé Publique (HCSP), ou encore l’INVS, (Institut National de Veille Sanitaire), en tant qu’instances publiques, ont du mal à se faire entendre.
A contrario, le milieu associatif et les organismes dédiés à l’action sociale et à la protection maladie sont mieux entendus. Encourager chacun à préserver son patrimoine santé est légitime pour les structures qui placent la solidarité au cœur de leur système. Les associations de malades parlent le mieux des risques liés à tel ou tel usage. Elles misent sur l’échange, le face à face. Le Centre d’Analyses Stratégiques préconise d’ailleurs de repenser les stratégies préventives nationales à travers la «psychologie sociale».
Une proposition cynique qui montre toutefois que les questions de santé publique sont indissociables de phénomènes sociaux et collectifs. Les établissements spécialisés dans les addictions, comme celui du Dr Lowenstein, travaillent beaucoup autour de la question de l’environnement social et des valeurs. «Il faut sortir des conditions de vie qui ont engendré la dépendance, trouver d’autres ressorts de satisfaction».
Dans une société où les drogues et le tabac sont perçus comme des automédications de l’anxiété, l’alcool comme un facilitateur d’échange social et les médicaments psychotropes comme un moyen de s’adapter à un monde du travail de plus en plus exigeant, il faudrait donc modifier ses critères de réussite sociale et de satisfaction, s’opposer à un système d’hyperconsommation, repenser des valeurs essentielles comme la relation au plaisir et à autrui. Certains le font avant même de tomber dans une addiction en quittant les villes, en changeant de métier : une réponse individuelle, et pas toujours possible, à une maladie de société…
Source : Bonne Santé Mutualiste n° 60 – Janvier 2013
1re cause de mortalité en France :
le tabac, avec 66 000 décès par an.
(Source : Respadd)
2e cause de mortalité en France :
l’alcool, avec 52 000 décès par an. 5 millions de personnes en France sont en difficulté avec l’alcool.
(Source : Respadd)
49% des Français estiment que les campagnes nationales de prévention sur le tabac, l’alcool et la nutrition ne les incitent pas à modifier leur mode de vie.
(Source : INPES 2010)
30 % de la mortalité précoce (avant 65 ans) serait causée par les conduites addictives.
(Source : INPES 2010)